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Non-axiomes.
Du fait que les enfants – et les adultes infantiles – sont incapables de discriminations subtiles, diverses expériences provoquent sur leur système nerveux des chocs si violents que les psychiatres les désignent par un nom spécial : traumatismes. Conservés des années, ces traumatismes peuvent si bien perturber un individu que la non-sanité – c’est-à-dire la névrose et même l’insanité – c’est-à-dire la folie – peuvent en résulter. Presque chaque individu a subi plusieurs traumatismes. Il est possible d’atténuer les effets de nombre de ces chocs par la psychothérapie.
Il lui fallut alors un moment pour accepter le tableau.
Il se trouvait dans une vaste salle de bains. Par une porte entrouverte, à sa droite, il apercevait la montée d’un lit énorme dans une alcôve, à l’extrémité éloignée d’une immense chambre à coucher. D’autres portes donnaient sur la salle de bains, mais elles étaient fermées. En outre, dès le premier coup d’œil, Gosseyn reporta son esprit et ses regards sur la scène qui se déroulait devant ses yeux.
La salle de bains était littéralement faite de miroirs. Les murs, le plafond, le plancher, les appareils, tous en miroirs, si parfaitement ajustés qu’il voyait, où que son regard se posât, des images de lui-même, à l’infini, mais toutes précises et claires. Une baignoire jaillissait d’un mur, elle aussi faite de glaces. Elle s’arrondissait hardiment à partir du sol jusqu’à une hauteur d’environ un mètre. De l’eau, sortie de trois grands robinets, s’y ruait et tourbillonnait bruyamment autour d’un homme énorme, nu, roux, que baignaient quatre jeunes femmes. C’est l’homme qui leva les yeux. Il vit Gosseyn et fit signe aux jeunes femmes de s’écarter.
C’étaient d’alertes jeunes femmes. L’une d’elles ferma l’eau. Les autres reculèrent. Le silence s’établit dans la salle de bains. Le baigneur se renversa en arrière, les lèvres serrées, le sourcil contracté, et observa le mince Gosseyn-Ashargin. La tension provoquée par cet examen sur le système nerveux d’Ashargin était terrible. Une douzaine de fois, par un effort de volonté, Gosseyn fit la pause cortico-thalamique Ā. Il y était forcé, non seulement pour garder le contrôle, mais dans le dessein d’empêcher le corps d’Ashargin de perdre conscience. La situation atteignait ce degré de désespoir.
— Ce que je voudrais savoir, dit lentement Enro le Rouge, c’est ce qui vous a fait vous arrêter au centre de contrôle et regarder par la fenêtre. Pourquoi la fenêtre ?
Il paraissait absorbé et troublé. Ses yeux n’étaient pas hostiles, mais étincelants, interrogateurs.
— Après tout, vous avez déjà vu la ville ?
Gosseyn ne put répondre. La question menaçait de faire tourner Ashargin à la gelée molle. Sauvagement, Gosseyn lutta pour garder le contrôle, tandis que le visage d’Enro prenait une expression de sardonique satisfaction. Le dictateur se leva et, sorti du bain, prit pied sur le dallage de glace. Avec un léger sourire, Enro, remarquable par sa musculature, attendit, pendant que les femmes entouraient son corps ruisselant d’un immense peignoir. Celui-ci enlevé, elles le séchèrent avec des serviettes vigoureusement maniées. Finalement, une robe de chambre de la couleur de ses cheveux de flamme lui fut présentée. Il l’enfila et reprit la parole, souriant toujours.
— J’aime me faire baigner par des femmes. Elles ont une gentillesse qui me détend l’esprit.
Gosseyn ne dit rien. La remarque d’Enro visait à l’humour, mais comme chez tant de gens qui ne se comprennent pas eux-mêmes, elle ne faisait que le trahir. Toute la salle de bains grouillait de preuves du développement mental incomplet de l’homme. Les bébés aussi adorent le contact de douces mains de femme. Mais tous les bébés ne grandissent pas jusqu’à obtenir le contrôle du plus grand empire du temps et de l’espace. Et la façon qu’avait eue Enro de se rendre compte de ce que faisait Gosseyn-Ashargin dans la pièce voisine, sans quitter son bain, prouvait, quelle que soit sa non-maturité, qu’une partie au moins de son être avait atteint un degré relativement supérieur. La valeur de cette faculté en cas d’urgence restait cependant à prouver.
Un moment, il avait oublié Ashargin. Dangereuse absence. La remarque directe faite par Enro sur les femmes, c’en était trop pour son système nerveux instable. Son cœur accéléra, ses genoux frémirent et ses muscles se mirent à trembler. Il chancela, et il serait tombé si le dictateur n’avait pas fait signe aux femmes. Gosseyn entrevit le mouvement de façon marginale. La seconde d’après, des mains fermes le soutenaient.
Lorsqu’il put de nouveau tenir debout et y voir clair, Enro passait par l’une des deux portes du mur de gauche dans une vaste pièce illuminée de soleil. Et trois des femmes quittaient la salle de bains par la porte entrouverte de la chambre à coucher. Seule, la quatrième continua de maintenir son corps frissonnant. Les muscles d’Ashargin allaient l’entraîner loin de son regard, mais juste à temps, Gosseyn fit la « pause ». C’est lui qui s’était rendu compte que, dans ce regard, il y avait de la pitié, non du mépris.
— C’est donc là ce qu’on a fait de vous, dit-elle doucement.
Elle avait des yeux gris, des traits d’une beauté classique. Elle se rembrunit, puis haussa les épaules.
— Je m’appelle Nirène. Et vous, mon ami, vous feriez bien de passer par là.
Elle allait le pousser vers la porte par laquelle Enro avait disparu, mais Gosseyn avait de nouveau les commandes. Il la retint. Il avait déjà été frappé par son nom.
— Y a-t-il un rapport, dit-il, entre cette Nirène et l’ancienne capitale Nirène ?
Elle parut troublée.
— Un moment, vous vous évanouissez, dit-elle. La seconde d’après vous posez des questions intelligentes. Votre caractère est plus complexe que votre apparence ne le suggère. Mais maintenant, dépêchez-vous. Il le faut.
— Que suggère mon apparence ? demanda Gosseyn.
Les yeux froids et gris l’étudièrent.
— Vous l’aurez voulu, dit-elle. Vaincu, faible, efféminé, enfantin, incapable.
Elle s’interrompit, impatiente.
— Je vous ai dit de vous dépêcher. C’est sérieux. Je ne reste pas une seconde de plus.
Elle fit demi-tour. Sans se retourner, elle fila par la porte de la chambre à coucher, qu’elle referma derrière elle.
Gosseyn ne tenta pas de se presser. Il ne s’amusait pas. Il était soucieux chaque fois qu’il pensait à son propre corps. Mais il commençait à entrevoir ce qu’il devait faire un jour si lui – et Ashargin – survivaient jusqu’à ce jour sans encourir une totale disgrâce.
Tenir bon. Retarder ses réactions selon la méthode non-A. Ce serait l’instruction par l’action, avec tous les désavantages de la méthode. Il avait la conviction que, pour de nombreuses heures encore, il serait sous la garde des yeux vigilants et calculateurs d’Enro, que surprendrait le moindre signe de self-control chez un homme qu’il avait déjà tenté de détruire. Ça, on n’y pouvait rien. Il y aurait des incidents déplaisants, assez peut-être pour persuader le dictateur que tout était comme tout devait être.
Et dès l’instant qu’il se trouverait dans la chambre qu’on lui assignerait, il essaierait à fond de « soigner » Ashargin par des méthodes Ā.
Avançant lentement, Gosseyn franchit la porte par où avait disparu Enro. Il se trouva dans une très grande salle où, sous une immense fenêtre, le couvert pour trois se trouvait mis. Il dut regarder une seconde fois avant de réussir à évaluer la hauteur de la fenêtre à une trentaine de mètres. Des serveurs circulaient, et plusieurs individus d’aspect distingué se trouvaient là, munis de documents importants qu’ils tenaient négligemment. Enro se penchait sur la table. Comme Gosseyn s’arrêtait, le dictateur souleva l’un après l’autre les couvercles brillants de plusieurs plats et respira leur contenu fumant. Il se redressa enfin.
— Ah ! dit-il, des mantoules frites. Délicieux.
Il se tourna avec un sourire vers Ashargin-Gosseyn :
— Vous vous assoirez là.
Il désigna l’une des trois chaises.
Savoir qu’il allait déjeuner avec Enro ne surprit pas Gosseyn. Cela concordait avec son analyse des intentions d’Enro à l’égard d’Ashargin. Juste à temps, cependant, il se rendit compte que le jeune homme commençait à se troubler de nouveau. Il fit la pause cortico-thalamique et vit que Enro le dévisageait, pensif.
— Ainsi, Nirène s’intéresse à vous, dit-il lentement. C’est une possibilité que je n’avais pas considérée. Cependant, ceci appelle certaines conclusions. Ah ! voici Secoh.
Le nouvel arrivant passa à trente centimètres de Gosseyn, si bien que sa première vision de l’homme fut latérale et postérieure. C’était un quadragénaire aux cheveux noirs, très beau, mais d’une beauté acérée. Il portait un costume collant bleu d’une pièce et une cape écarlate drapée soigneusement sur l’épaule. Gosseyn avait déjà l’impression d’un homme rusé, rapide, alerte et astucieux. Enro parlait.
— Je ne peux pas comprendre que Nirène lui ait parlé.
Secoh se dirigea vers une des chaises et prit position derrière. Ses yeux noirs aigus regardèrent Enro, interrogateurs. Ce dernier expliqua succinctement ce qui s’était passé entre Ashargin et la jeune femme.
Gosseyn s’aperçut qu’il écoutait avec stupeur. De nouveau, il constatait le don inhumain du dictateur qui lui permettait de savoir ce qui se passait en des endroits où il ne pouvait ni voir ni entendre de façon normale.
Ce phénomène modifia la direction de ses pensées. Un peu de la tension d’Ashargin disparut. Pendant un instant, à ce moment-là, il entrevit ce vaste ensemble de civilisation galactique et les hommes qui le dominaient.
Chaque individu avait une qualification particulière. Enro pouvait « voir » dans les pièces qui l’entouraient. C’était une faculté unique, mais qui justifiait cependant à peine l’étendue des pouvoirs obtenus grâce à elle. À première vue, cela semblait prouver que les hommes n’avaient pas besoin d’un grand avantage sur leurs congénères pour exercer leur ascendant sur ces derniers.
La position particulière de Secoh paraissait dériver du fait qu’il était le chef spirituel de Gorgzid, planète natale d’Enro. La qualification exacte de Madrisol, de la Ligue, restait encore une inconnue. Enfin, il restait le Disciple, dont la science combinait une prédiction exacte de l’avenir, un système lui permettant de se rendre non substantiel et qui lui donnait un contrôle tel des consciences extérieures qu’il pouvait transporter celle de Gosseyn chez Ashargin. Des trois, le Disciple semblait le plus dangereux. Mais la preuve en restait encore à faire. Enro reprit la parole.
— J’ai presque envie de faire d’elle sa maîtresse, dit-il.
Debout, il se rembrunit, puis son visage s’éclaira.
— Par le Ciel, je le ferai.
Il parut soudain de bonne humeur, car il se mit à rire.
— Ça sera sans doute une chose à voir, dit-il.
Ricanant, il fit une plaisanterie douteuse sur les problèmes sexuels de certains névrosés et termina sur une note plus sauvage.
— Je guérirai cette femelle de tous ses projets.
Secoh haussa les épaules, et dit d’une voix sonore :
— Je crois que vous surestimez les possibilités. Mais on ne risque rien à faire ce que vous dites.
Il fit un geste impérieux à l’adresse de l’un des assistants.
— Notez le désir de Son Excellence, ordonna-t-il d’un ton de commandement assuré.
L’homme fit une courbette servile :
— Déjà noté, Votre Excellence.
Enro fit signe à Gosseyn.
— Arrivez, dit-il. J’ai faim.
Sa voix se fit d’une politesse mordante.
— Ou peut-être désirez-vous qu’on vous aide à vous asseoir ?
Gosseyn venait de combattre les réactions d’Ashargin aux projets de Secoh. Il gagna sa place ; il prenait position lorsque la dureté du ton d’Enro dut pénétrer jusqu’à Ashargin. Peut-être était-ce l’effet d’un ensemble de choses trop importantes. Quelle que soit la cause, ce qui se produisit fut trop rapide pour qu’il réagît. Tandis qu’Enro s’asseyait, Ashargin-Gosseyn perdit connaissance.
*
Lorsqu’il revint à l’état conscient, Gosseyn se trouva assis à la table, soutenu par deux serveurs. Immédiatement, le corps d’Ashargin se contracta, dans l’attente d’un reproche. Alarmé, Gosseyn combattit l’évanouissement possible.
Il jeta un coup d’œil à Enro, mais le dictateur mangeait activement. Le prêtre non plus ne le regarda pas. Les garçons lui lâchèrent les bras et commencèrent à le servir. Toute cette nourriture était étrangère à Gosseyn, mais chaque fois que l’on soulevait un couvercle, il percevait au-dedans de lui-même une réaction favorable ou défavorable. Pour une fois, les impulsions inconscientes du corps d’Ashargin servaient à quelque chose. Une ou deux minutes plus tard, il absorbait des aliments dont le goût était familier, et satisfaisant pour les papilles d’Ashargin.
Il commençait à se sentir déprimé par ce qui s’était produit. C’était dur de participer à une expérience aussi humiliante sans éprouver au fond de soi le sentiment d’y participer. Et le pire, c’est qu’il ne pouvait rien faire immédiatement. Il était pris dans ce corps, son esprit et ses souvenirs superposés au cerveau et au corps d’un autre individu, sans doute en vertu de quelque variante de la similarisation par distorseur. Et qu’arrivait-il en ce même temps au corps de Gilbert Gosseyn ?
Une telle prise de possession d’un autre corps ne pouvait être permanente, et, en outre, il ne fallait jamais oublier que ce système d’immortalité grâce auquel il avait pu survivre à une mort le protégeait encore. En conséquence, il s’agissait d’un accident extrêmement important. Il devait l’apprécier, tenter de le comprendre, rester conscient de tout ce qui se produisait.
« Enfin, se dit-il avec stupéfaction, me voilà au G.Q.G. de Enro le Rouge, chef actuel du Plus Grand Empire. Et je déjeune avec lui. »
Il s’arrêta de manger et regarda le colosse, brusquement fasciné. Enro, dont il avait vaguement entendu parler par Thorson, Crang et Patricia Hardie. Enro, qui ordonnait la destruction des Ā simplement parce que c’était le moyen le plus commode de déclencher une guerre galactique. Enro, dictateur, meneur, César, usurpateur, tyran absolu, qui devait sans doute une partie de son ascendant à sa faculté d’entendre et de voir ce qui se passait dans les pièces voisines. Plutôt bel homme à sa façon. Son visage était puissant, mais quelques taches de rousseur lui donnaient un aspect adolescent. Ses yeux, clairs et fiers, étaient bleus ; ses yeux et sa bouche avaient un aspect familier ; peut-être ceci n’était-il qu’une illusion. Enro le Rouge, que Gilbert Gosseyn avait déjà contribué à vaincre dans le système solaire, qui entreprenait maintenant la plus vaste des campagnes galactiques. Faute d’une occasion de l’assassiner, ce serait une réussite fantastique que de découvrir ici même, au cœur et au cerveau du Plus Grand Empire, un moyen de le vaincre.
Enro repoussa sa chaise de la table. Ce fut comme un signal. Secoh cessa immédiatement de manger, bien qu’il restât de la nourriture dans son assiette. Gosseyn reposa son couteau et sa fourchette et supposa que le déjeuner se terminait. Les domestiques se mirent à débarrasser la table. Enro se dressa sur ses pieds et dit vivement :
— Pas de nouvelles de Vénus ?
Secoh et Gosseyn se levèrent, le second avec raideur. Le choc produit par ce nom familier en un endroit si éloigné du système solaire était tout personnel, par suite contrôlé. Le fragile système nerveux d’Ashargin ne réagit pas au mot : « Vénus ». Le visage mince du prêtre était calme.
— Nous avons quelques détails de plus. Rien d’important.
Enro se concentra.
— Nous devons faire quelque chose pour cette planète, dit-il lentement. Si je pouvais être sûr que Reesha n’y est pas…
— Ce n’était qu’un rapport, Votre Excellence.
Enro pivota, sauvage.
— Cette simple possibilité, dit-il, suffit à arrêter ma main.
Le prêtre resta impassible.
— Il serait regrettable, dit-il froidement, que les puissances de la Ligue découvrissent votre faiblesse et publiassent des rapports selon lesquels Reesha se trouverait sur n’importe laquelle des milliers de planètes de la Ligue.
Le dictateur se raidit, hésita un instant. Puis il se mit à rire. Il s’avança et passa son bras autour des épaules de l’homme.
— Bon vieux Secoh ! dit-il, sarcastique.
Le seigneur du Temple cilla à ce contact, mais le supporta un moment avec une expression de dégoût. Le colosse s’esclaffa :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Secoh se dégagea de la lourde prise, doux mais ferme.
— Avez-vous des instructions à me donner ?
Le dictateur rit de nouveau, puis, soudain, redevint pensif.
— Ce qui peut arriver à ce système est sans importance. Mais je suis irrité chaque fois que je me rappelle que Thorson a été tué là-bas. Et je voudrais savoir comment nous avons pu être vaincus. Quelque chose a dû mal tourner.
— Une commission d’enquête a été nommée, dit Secoh.
— Bon. Et la bataille ?
— Coûteuse, mais presque décisive. Vous intéresserait-il de connaître le chiffre des pertes ?
— Oui.
Un des assistants secrétaires tendit un papier à Secoh qui le passa en silence à Enro. Gosseyn guetta le visage du dictateur. Les possibilités de cette situation s’élargissaient à chaque instant. Il devait s’agir de l’engagement mentionné par Patricia et Crang, neuf cent mille vaisseaux de guerre aériens menant la titanesque bataille du sixième décant.
Décant ? Il réfléchit dans une excitation confuse. La galaxie a la forme d’une roue immense – visiblement, ils l’avaient divisée en « décants ». Il y avait d’autres méthodes pour repérer la latitude et la longitude des planètes et des étoiles, bien sûr, mais…
Enro rendit le papier à son conseiller. Son visage avait une expression peu agréable et ses yeux avaient une expression soucieuse.
— Je suis indécis, dit-il lentement. C’est une impression personnelle, celle de ne pas avoir satisfait toute ma force vitale.
— Vous avez un certain nombre d’enfants, remarqua Secoh.
Enro ignora la remarque.
— Prêtre, dit-il, voici maintenant quatre années sidérales que ma sœur, destinée selon l’ancienne coutume de Gorgzid à être ma seule épouse légitime, est partie pour… où ?
— Aucune trace.
La voix de l’homme mince était lointaine. Enro, sombre, le regarda et dit doucement :
— Mon ami, vous étiez toujours avec elle. Si je pensais que vous retinssiez certains renseignements… Il s’interrompit, et il dut passer quelque chose dans les yeux de l’autre, car il dit très vite avec un léger rire :
— Bon, bon, ne vous fâchez pas, je me trompe, chose pareille est impossible à un homme qui porte ce vêtement. Rien que vos serments, par exemple.
Il paraissait discuter avec lui-même. Il leva des yeux ternes et dit :
— Il faudra que je veille que parmi les enfants – enfants à naître – que j’aurai de ma sœur, les filles ne soient pas élevées dans des écoles et sur des planètes où le principe dynastique du mariage frère et sœur est tourné en dérision.
Pas de réponse. Enro hésita, regardant intensément Secoh. Il paraissait inconscient de la présence de témoins. Brusquement, il changea de sujet.
— Je peux encore arrêter la guerre, dit-il. Les membres de la Ligue galactique se remontent le moral en ce moment, mais ils se battraient presque pour me laisser les mains libres si je manifestais la moindre intention d’arrêter la bataille du sixième décant.
Le prêtre était doux, calme, inflexible.
— Le principe de l’ordre universel, dit-il, et de l’État universel, transcende les émotions des individus. Vous ne pouvez vous dérober à aucune de ses cruelles nécessités.
Sa voix était dure.
— Aucune.
Enro évita ces yeux pâles.
— Je suis indécis, répéta-t-il. Je me sens inachevé, incomplet. Si ma sœur était là, remplissant ses devoirs…
Gosseyn entendit à peine. Sombre, il réfléchissait. « Ainsi, voilà ce qu’ils pensent. Un État universel, avec un contrôle central, et unifié par la force. »
C’était un vieux rêve de l’homme, et maintes fois la destinée avait fait naître une illusion temporaire de succès. Un grand nombre d’empires terrestres avaient réalisé un contrôle virtuel de toutes les terres civilisées du moment. Pendant quelques générations, ces vastes domaines conservaient leur cohésion artificielle – artificielle parce que le verdict de l’histoire semblait toujours la ramener à quelques sentences significatives : « le nouveau chef n’avait pas la sagesse de son père » – « soulèvement des masses » – « les États conquis, longtemps asservis, se rebellèrent avec succès contre l’empire affaibli ». On donnait même les raisons de l’affaiblissement de chaque État en particulier.
Les détails importaient peu. Rien de stupide à la base dans l’idée d’un État universel, mais des hommes à la pensée thalamique ne réussiraient jamais à créer que l’apparence extérieure d’un tel État. Sur la terre, Ā était parvenu à dominer, lorsque cinq pour cent de la population s’était trouvé entraînée selon ses dogmes. Dans la galaxie trois pour cent devaient suffire. À ce moment, et pas avant, l’État universel serait une conception réalisable.
En conséquence, la présente guerre était une fraude. Elle ne signifiait rien. Si Enro gagnait, l’État universel résultant durerait une génération, peut-être deux. À ce moment, les impulsions affectives d’autres individus non sensés les amèneraient à comploter et à se rebeller. Dans le même temps, il en mourrait des milliards, à seule fin qu’un névrosé pût trouver son plaisir à forcer quelques grandes dames de plus à le baigner tous les matins.
L’homme n’était que non sensé, mais il avait déclenché une guerre de maniaque. On devait empêcher qu’elle ne s’étendît.
Il y eut du remue-ménage à l’une des portes, et les réflexions de Gosseyn s’interrompirent. La voix irritée d’une femme retentit :
— Naturellement, je peux entrer. Oseriez-vous m’empêcher de voir mon propre frère ?
La voix, malgré sa colère, avait une sonorité familière. Gosseyn pivota et vit Enro courir vers la porte opposée à la grande fenêtre.
— Reesha ! cria-t-il, et sa voix exprimait la joie.
Par les yeux humides d’Ashargin, Gosseyn observa la réunion. Un homme élancé accompagnait la jeune femme, et tandis qu’ils s’approchaient, Enro tenant la femme dans ses bras et la serrant violemment contre son peignoir, c’est l’homme qui retint les regards fascinés de Gosseyn.
Car c’était Eldred Crang. Crang ? Mais alors la femme devait être… devait être… Il se retourna et la regarda au moment où Patricia Hardie disait avec malice :
— Enro, lâchez-moi. Je veux vous présenter mon mari.
Le corps du dictateur se raidit. Lentement, il posa la jeune femme sur le sol, et, lentement, il se tourna vers Crang. Son regard malveillant rencontra les yeux jaunes du détective Ā. Crang sourit, comme inconscient de l’immense hostilité d’Enro. Quelque chose de sa puissante personnalité passait dans ce sourire et dans son attitude. L’expression d’Enro se modifia un peu. Un moment, il parut troublé, même déconcerté, puis il ouvrit la bouche et allait parler lorsque, du coin de l’œil, il dut entrevoir Ashargin.
— Oh !… dit-il.
Son comportement se modifia radicalement. Il redevint maître de lui. Il invita Gosseyn d’un geste brusque.
— Venez, mon ami. Je désire que vous soyez mon officier de liaison entre moi et le grand amiral Paleol. Dites à l’amiral…
Il se mit à marcher vers une porte proche. Gosseyn suivait et se trouva dans ce qu’il avait précédemment reconnu pour la salle de contrôle militaire d’Enro. Enro s’arrêta devant une des cages de distorseurs. Il fit face à Gosseyn.
— Dites à l’amiral, répéta-t-il, que vous êtes mon représentant. Voici votre mandat.
Il lui tendit une mince plaque brillante.
— Maintenant, entrez là.
Il désigna la cage. Un assistant ouvrait la porte de ce que Gosseyn savait être un transport par distorseurs.
Gosseyn avança, embêté. Il ne désirait pas quitter la cour d’Enro à cet instant. Il n’en savait pas encore assez. Il semblait important qu’il restât pour en apprendre plus. Il s’arrêta à la porte.
— Que dois-je dire à l’amiral ?
Le sourire de l’autre s’élargit.
— Seulement qui vous êtes, dit Enro avec suavité. Présentez-vous. Faites la connaissance des officiers de l’état-major.
— Je vois, dit Gosseyn.
Il voyait effectivement. L’héritier Ashargin exhibé aux militaires. Enro devait escompter une opposition de la part des officiers de haut rang ; ils n’auraient donc qu’à jeter un coup d’œil sur le prince Ashargin pour se rendre compte à quel point ce serait sans espoir que d’organiser une résistance autour de la seule personne qui possédât une position légale et populaire. Il hésita de nouveau.
— Ce transporteur me conduit directement chez l’amiral ?
— Il ne fonctionne que dans une direction, dans les deux sens. Il ira et reviendra. Bonne chance.
Gosseyn remonta dans la cage sans un mot. La porte fit bang ! derrière lui. Il s’assit au fauteuil de commande, hésita un instant… car, après tout, on ne s’attendait pas qu’Ashargin agît avec promptitude… et il tira le levier.
Instantanément, il se rendit compte qu’il était libre.